Ce qu'il y a de beau, avec la culture Geek, c'est qu'on peut être tranquillement posé chez soi en train de lire un bouquin de 2012 à base d'araignées invisibles qui transforment les gens en zombies pendant que les deux personnages principaux préfèrent débattre de qui a la plus longue (oui, les initiés l'auront deviné, je suis en train de lire la suite de John Dies at The End), et tout à coup, au détour d'une page parmi d'autres (560, quand même), entre deux bains de sang et deux vannes régressive sur la défécation, on peut aussi tomber sur un passage qui, en trois pages, résume tout ce qu'il y a à savoir sur l'état de notre société, sur les luttes idéologiques telles que menées sur les réseaux sociaux et, finalement, sur nous-même :
- Connaissez-vous le nombre de Dunbar ?
- Non.
- Vous devriez, car il gouverne chaque instant de votre vie. C'est votre tour de Babel. La contrainte qui détermine l'ambition humaine n'est pas l'absence d'un langage unifié. C'est le nombre de Dunbar, du nom de l'anthropologue britannique Robert Dunbar. Il a étudié le cerveau des primates et leur comportement social. Il a fait une découverte qui va changer votre perception du monde. Il a démontré que plus le néocortex d'un primate est grand, plus les communautés qu'il forme sont étendues. Il faut d'importantes capacités cérébrales pour traiter toutes les relations d'une société complexe. Quand les primates se retrouvent dans des groupes trop grands pour leur cerveau, le système s'effondre. Des factions se forment. Des guerres éclatent. Ecoutez-moi attentivement car ce point est crucial : vous pouvez observer le cerveau d'un primate et, sans rien connaître d'autre sur l'espèce d'où il provient, en déduire la taille de sa tribu (…). Ce qui est fondamental, c'est que tout primate a un nombre limite (…). Y compris ces primates-ci. Y compris vous et moi. Compte tenu de la taille du néocortex humain, ce nombre est d'environ cent cinquante. C'est le nombre d'humains que nous pouvons reconnaître avant d'atteindre nos limites. Avec des variantes en fonction des individus, c'est sûr. C'est notre capacité d'empathie maximale
Je le dévisageai. Attendez, c'est vrai ? dis-je. Il y a vraiment une partie du cerveau qui dicte combien de personnes on peut supporter avant de commencer à se comporter comme des connards ?
- Félicitations, vous connaissez désormais la seule raison qui explique pourquoi le monde est tel qu'il est. Vous voyez tout de suite le problème que cela pose : tout sur Terre demande une coopération dans des groupes excédant cent cinquante membres. Les États. Les entreprises. La société dans son ensemble. Nous sommes physiquement incapables de traiter cela. Alors à tout moment nous essayons de diviser la population de la planète en deux groupes : ceux qui se trouvent à l'intérieur de notre sphère d'empathie et ceux qui sont à l'extérieur. Les Noirs contre les Blancs, les libéraux contre les conservateurs, les musulmans contre les chrétiens, les fans des Lakers contre ceux des Celtics. Avec nous ou contre nous. Infectés contre sains. Nous réduisons des dizaines de millions de personnes à des stéréotypes simplistes, pour qu'ils occupent la place d'un seul individu dans notre mémoire disponible. Et c'est la clé : ceux qui sont en dehors du cercle ne sont pas humains. Nous échouons à les reconnaître comme tels. C'est pour ça que vous êtes plus touché par votre petite amie qui se coupe le doigt que par les centaines de milliers de victimes d'un tremblement de terre en Afghanistan. C'est ce qui rend les génocides possibles. C'est ce qui fait qu'un PDG pourra signer un contrat qui provoque la contamination d'un fleuve en Malaisie et donne naissance à dix mille enfants souffrant de malformations parce que dans les limites de notre logiciel mental, ces Malaisiens pourraient tout aussi bien être des fourmis (…). Ou des monstres (…). Ce qui nous ramène à la tour de Babel. Les humains ont toujours été destinés à échouer du fait de cette limite dans notre capacité à coopérer. A un moment donné, déterminé par la taille de la population sur notre planète et une série d'autres facteurs, nous nous autodétruirons. C'est le seuil de Babel. Le moment où l'épuisement de l'empathie humaine à l'échelle de l'espèce atteint la masse critique.
(David Wong, Ce Livre est Plein d'Araignées, Super 8 Editions, traduction de Charles Bonnot).
Je ne sais pas pour vous mais moi, lire ce constat, si fataliste soit-il (en même temps, la situation le vaut bien), ça me fait un bien fou parce que c'est clair, concis, accessible, intelligent - et surtout, surtout, aux antipodes du manichéisme rampant qui a pignon sur rue dans la sphère numérique. A force d'en bouffer à toutes les sauces, j'avais fini par croire que plus personne ne raisonnait comme ça nulle part, voire que personne n'avait jamais raisonné comme ça du tout et que j'étais juste complètement cinglé (encore que l'un n'empêche pas l'autre mais c'est un autre débat, que vous suivrez ailleurs et auquel je ne serais pas invité à participer).
Alors oui, en admettant que certains parmi vous aient pris le temps de lire ces lignes jusqu'au bout (mon espoir est un océan, et ma naïveté un catamaran de luxe), je ne doute pas qu'il y en aura dans le lot qui seront d'ores et déjà prêts à réagir en écrivant en commentaire que non, ils ne s'inquiètent pas plus de la coupure au doigt de leur petite amie que des victimes de tremblements de terre, que pour eux les Malaisiens ne sont pas des fourmis, qu'à chaque catastrophe ils sont les premiers à invectiver leurs semblables en les accusant de ne pas s'en soucier assez (soit parce que les semblables en question sont blancs, soit parce qu'ils sont cis, soit parce qu'ils sont de sexe turgescent, mais toujours parce qu'ils « ne sont pas nous », convaincus que nous sommes de valoir mieux que nos semblables - jusqu'à pouvoir échapper, même, aux limites intrinsèques de la biologie. Les primates, c'est les autres)... A ceux-là, je le dis tout de go : ne prenez pas la peine d'écrire tout ça en commentaire. D'une, parce que je suis au courant, c'est écrit en long et en large sur vos Twitter. De deux, parce que vous seriez à côté de la plaque. Le texte ne parle pas de petite amie, de tremblements de terre et d'enfants Malaisiens. Enfin si, il en parle, pas la peine d'aller stabiloter votre écran, mais ce n'est pas son propos. Tout texte (littéraire, à plus forte raison) possède une dimension implicite que le lecteur doit savoir décoder (contrairement aux idées reçues, savoir lire, ce n'est pas seulement savoir déchiffrer des lettres et les associer entre elles pour former des mots qui, avec de la chance, formeraient des phrases - Jul essaie encore -, c'est aussi savoir identifier, analyser et comprendre son implicite. Sans ces attendus minimums, on ne peut pas prétendre savoir lire). Donc au cas où vous seriez incapable de dépasser le premier degré d'un discours, sachez que le problème n'est pas dans le texte lui-même mais dans la formation que vous avez reçue (ou dans la façon dont vous l'avez suivie, ou les deux, c'est entre vous, vos profs et votre conscience). Notez également qu'il s'agit ici d'une œuvre de fiction qui n'a pas vocation à être didactique et que par conséquent, l'auteur emprunte forcément des raccourcis vulgarisateurs. Il n'en demeure pas moins que l'essentiel y est et que si l'on souhaite prolonger la réflexion, on peut se demander en quoi l'avènement des nouvelles technologies a précipité la catastrophe en mettant l'ensemble de l'humanité en relation avec elle-même, ni si l'empathie (outil précieux lorsque l'homme fréquentait moins de cent cinquante individus dans sa vie) ne se retournerait pas contre nous lorsqu'il s'agit de vivre en collectivité, devenant par-là même notre « meilleure ennemie ».
Je l'ai répété en boucle comme si j'avais Gilles de la Tourette : pour moi, la question n'a jamais été de savoir si mon interlocuteur défend (ou pense défendre) une juste cause, s'il donne à l'Abbé Pierre ou s'il a des amis noirs, même si j'aurais forcément plus de bienveillance envers ceux qui partagent sans hypocrisie mes valeurs d'équité et de vivre-ensemble. La question pour moi est de savoir de quel côté de la barrière mon interlocuteur se situe. S'il entretient le problème pointé du doigt par le personnage, ou s'il œuvre à contre-courant pour essayer de s'extirper de ces clivages sclérosants ; parce que se foutre sur la gueule pour des bonnes raisons et se foutre sur la gueule pour de mauvaises raisons, c'est toujours se foutre sur la gueule et oh, c'est bon, ça va bien deux minutes, la testostérone mais on est en 2020, bordel de merde, on peut régler les choses différemment.
Et parce qu'on est en 2020, toute fatalité qu'elle soit, cette réalité biologique peut être surmontée, au moins partiellement, dès lors qu'on a conscience de son existence et qu'elle « n'arrive pas qu'aux autres ». D'où l'importance du texte de David Wong.
Je l'ai répété à longueur de posts - qui ont fait péter quelques veinules sur quelques fronts (pour donner dans la litote) - et qui m'ont valu de passer pour le misogyne, le féminazi, l'homophobe, l'hétérophobe, le gauchiste, l'extrême-droitiste de service selon les cas de figure (je crois que j'ai eu droit à tout) : à mes yeux, ce n'est pas une question d'idées mais de méthodes. Sans doute n'ai-je pas été compris (vraisemblablement parce que je m'y prends mal, ou pour les questions d'implicite que j'évoquais plus haut, ou parce que je suis comme tout le monde : quand l'interlocuteur ne fait aucun effort pour essayer de suivre mon raisonnement, au bout de quelques heures, je finis par me mettre en boule et par écrire des conneries, ça arrive à tout le monde), mais ce que David Wong explique ici, c'est intuitivement ce contre quoi je n'ai pas cessé de mettre les gens en garde, chaque fois que j'ai pu constater une dérive dans ce sens (d'un côté comme de l'autre). Faute de bagage intellectuel, j'ignorais jusqu'à aujourd'hui que cette réalité avait été théorisée - et si brillamment, de surcroît - ni même qu'elle existait ailleurs que dans ma tête (aux côtés du rayons polarisateur d'anchois et du Ju-Jitsu vénusien). Jusqu'à aujourd'hui, ce n'était jamais pour moi qu'une intuition rationnelle, une « forte probabilité », mais peut-être bien aussi de la connerie en barre, je n'avais aucun moyen de savoir, je ne vis pas hors de ma tête (et vous ne vivez pas hors de la vôtre non plus). Par conséquent, chaque fois que je me fais traiter de connard, moi, je doute, je me pose des questions, je me dis « mais est-ce que ce que je raconte fait vraiment sens, au fait, est-ce que ce n'est pas eux qui ont raison, est-ce que ce n'est pas moi qui ait un problème ? ». J'envisage la chose pour de vrai dès qu'elle est formulée, comme n'importe quelle hypothèse (réveillez-moi quand ça vous arrivera à vous aussi) parce que ma propre méthode n'est pas à géométrie variable, elle s'applique égalitairement à toute problématique envisagée – même s'il s'agit de déterminer si oui ou non ma place est à l'asile.
Comprenez donc qu'en plus de trouver cet extrait passionnant, dans ce qu'il explicite comme dans ses implicites, il m'apporte une forme de soulagement passagère, une forme de validation indirecte et donc, de justification tardive... ceci, jusqu'à la prochaine fois où l'un d'entre vous me traitera de connard et où je remettrai cette hypothèse sur le tapis. On ne se refait pas et c'est pour ça qu'on s'aime.
Pour terminer sur une touche plus légère, à l'attention de ceux d'entre vous qui ne connaîtraient pas encore John Dies at The End (petits veinards, vous vous apprêtez à vivre un grand moment de camembert multidimensionnel !) :